Entretien inédit | Ballast
Il y a près d’un an, l’Arcom a lancé un appel à candidatures pour la réattribution des canaux TNT — l’occasion, dans un paysage audiovisuel tenu par quelques milliardaires, de rebattre les cartes. C’est du moins ce qu’a tenté l’équipe de la chaîne indépendante Le Média. Au même moment, le député Aurélien Saintoul initie une commission parlementaire. C8 et CNews sont dans le viseur, tandis que l’Arcom paraît déstabilisée. Après délibération des membres du collège, la candidature du Média n’a finalement pas été retenue, celle de RéelsTV, propriété du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky avec à sa tête Raphaël Enthoven lui étant préférée. Malgré l’éviction de C8 et de NRJ12, le groupe Bolloré conserve quant à lui six fréquences sur quinze. Discussion avec Khadija Jebrani et Bertrand Bernier, membres du directoire du Média1.
Qu’attendiez-vous, en tant que média indépendant, de la commission d’enquête sur l’attribution et le contenu des chaînes de télévision présidée par le député Aurélien Saintoul ?
Khadija Jebrani : Simplement que cette commission montre à quel point le manque de pluralisme et d’indépendance des médias est devenu une question centrale et un véritable problème pour notre démocratie. La commission a réussi à mettre en lumière un système qui est plus que dysfonctionnel.
Bertrand Bernier : Surtout, elle a permis que la question du pluralisme, jusqu’alors réservée aux spécialistes des médias, arrive sur le devant de l’actualité politique et touche un plus large public. De façon plus pragmatique, nous n’en attendions pas grand-chose. Nous n’espérions pas de grands changements.
Avant cette demande pour la TNT, vous avez signé une convention avec l’Arcom pour être diffusé sur les fournisseurs d’accès à Internet (FAI). Comment s’est déroulée cette demande et pourquoi l’avoir faite ?
« Cette commission montre à quel point le manque de pluralisme et d’indépendance des médias sont devenus une question centrale et un véritable problème pour notre démocratie. »
Bertrand Bernier : Depuis deux ans, Le Média avance sur un projet de transformation pour devenir une véritable chaîne de télévision, revenant à notre ambition première : proposer une chaîne alternative à l’échelle de la France. En 2022, nous avons lancé le « 24/07 », en diffusion 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. C’était une première brique. Nous avons commencé à être diffusés sur YouTube, Dailymotion. L’objectif alors était d’être partout sur Internet, d’occuper toutes ces plateformes pour être reconnus comme la chaîne qui révolutionne l’information. Une fois cet objectif rempli, nous avons souhaité avancer d’un pas supplémentaire et convaincre les financeurs afin de passer sur la TNT. La démarche pour un conventionnement avec les fournisseurs d’accès à Internet, qui permette d’être diffusé sur les box, a été la deuxième brique. Nous avons déposé notre dossier auprès de l’Arcom. L’instruction a été particulièrement longue, plus de six mois, alors qu’en principe elle ne dure qu’entre un mois et demi et trois mois. Ce conventionnement a été un moment important, il nous a permis de clarifier notre statut : nous sommes dorénavant officiellement une « chaîne d’information politique et générale », avec toutes les contraintes qui vont avec.
Khadija Jebrani : Avec ce conventionnement, nous pensions que nous serions quasiment automatiquement diffusés sur les box. la réalité a été fort différente. À l’heure actuelle, nous ne sommes diffusés que sur un seul opérateur, Free. Nous avons eu un échange avec Orange, mais les négociations sont très longues pour un opérateur comme celui-ci. Bouygues nous a simplement envoyé un courrier très simple qui refusait notre proposition, sans aucune motivation réelle. Nous n’avons même pas eu de réponse de la part de SFR.
[Robert Bechtle, Zenith (television Set), 1966]
Quels changements économiques et éditoriaux le conventionnement avec des fournisseurs d’accès Internet pourrait-il impliquer ?
Bertrand Bernier : Nous nous sommes donné comme objectif de réaliser deux directs par jour. Ça n’a pas été trop difficile techniquement, car nous produisions déjà beaucoup de contenu audiovisuel. Mais notre ligne éditoriale n’a pas changé à partir du moment où nous avons signé la convention. Autre changement : la constitution d’un comité éthique imposé par l’Arcom.
Est-ce que ça a eu des répercussions en termes de pluralisme interne ?
Khadija Jebrani : C’est une nouveauté pour un éditeur diffusé sur les FAI d’avoir un comité éthique. En principe, ils sont mis en place uniquement pour les chaînes diffusées sur la TNT. Cette condition a été rajoutée par l’Arcom au moment de notre signature de convention et c’est une avancée positive, car elle fera jurisprudence. C’est devenu une obligation pour tous les nouveaux éditeurs qui demandent un conventionnement pour être diffusés sur les box. Nous acceptons ces règles du jeu, que nous trouvons légitimes et qui n’entravent en rien notre ligne éditoriale. Le comité éthique peut être saisi, mais le rôle de ses membres est également de rédiger un rapport annuel sur ce qui aurait pu mal se passer à l’antenne, sur la gestion du pluralisme, etc. En somme, ils nous aident à nous améliorer.
« Nous pouvons respecter les règles de l’Arcom tout en exprimant notre sensibilité et lutter à notre manière. »
Bertrand Bernier : Nous étions déjà attentifs au pluralisme avant cette convention, même si ça n’était pas une obligation. Sur YouTube, Facebook et nos réseaux, nous faisions à peu près ce que nous voulions. Nous étions une chaîne alternative qui invitait essentiellement des personnes globalement à gauche. Par cette convention avec l’Arcom, nous devons désormais accorder une attention plus grande au respect des règles de pluralité, particulièrement quand on diffuse en continu. Les périodes électorales comme les dernières européennes ou législatives sont des moments délicats. Nous devons comptabiliser tous les passages des intervenants politiques. Par exemple, quand il y a un reportage à l’Assemblée nationale, nous allons voir tous les bords politiques. Nous avons même créé certains programmes réguliers, où il y a un équilibre entre les forces de gauche et de droite, comme par exemple « Ne nous engueulons pas », notre débat politique hebdomadaire.
Devoir inviter l’extrême droite à débattre, n’est-ce pas justement problématique dans votre volonté affichée de faire barrage à CNews ?
Bertrand Bernier : La création d’une chaîne télévisuelle implique de remplir les règles qui lui incombent. Je ne vous cache pas que ça a pu nous poser des problèmes en interne, mais nous sommes obligés de nous y plier. Dans les faits, peu de gens d’extrême droite sont venus dans le Média, aussi parce qu’ils savent que s’ils viennent, nous ne leur servirons pas la soupe !
Khadija Jebrani : Il ne s’agit pas de singer les chaînes d’information qui existent déjà. Elles sont en concurrence sur la vitesse de l’information. Notre positionnement est différent : nous souhaitons construire une chaîne d’information mixte, avec à la fois de l’actualité chaude, mais aussi de l’information « tiède », c’est-à-dire avec plus de recul et, enfin, ce qu’on appelle de l’information « froide » – du reportage, du documentaire. Le traitement de l’information et la manière dont elle est hiérarchisée est différente des chaînes mainstream. Nous pouvons respecter les règles de l’Arcom tout en exprimant notre sensibilité et lutter à notre manière.
[Johan Van Vlaenderen, Nu féminin regardant la télévision dans un intérieur, 1989]
Il s’agit désormais pour vous de conquérir la TNT. Déposer un dossier face à Bolloré ou Kretinsky, c’est un peu David contre Goliath, non ?
Bertrand Bernier : Notre combat premier, c’est de toucher les gens. Les FAI c’est bien, c’est un bon début, mais il ne faut pas se leurrer : même si la TNT est en déclin, elle reste hégémonique. Il y a encore des millions de personnes qui la regardent, des gens qui ne connaissent que les 20 premières chaînes de la TNT. Les téléspectateurs vont rarement au delà des premières chaînes référencées. Si nous voulons vraiment peser et nous adresser à tout le monde, il faut que nous soyons sur la TNT. Il faut que le spectateur qui zappe puisse tomber sur Le Média pour découvrir un autre journal, un plateau complètement différent des codes dont ils ont l’habitude. Ceux qui souhaitent s’informer différemment réussissent à aller directement chercher de l’information dans les médias indépendants. Notre cible, ce sont tous les autres, ceux qui subissent une idéologie diffusée par les médias de masse. Si nous étions sur la TNT, nous serions peut-être vers le canal 12, et non 160 comme aujourd’hui.
« Le point de départ de notre candidature : un désir de lutte pour apporter un pluralisme à la télévision. Une partie du combat politique et démocratique se joue aussi là. »
Aujourd’hui, le paysage médiatique est squatté par les idées de droite et d’extrême droite, du libéralisme jusqu’au fascisme. Il faut le dire, les médias portent une responsabilité forte dans l’état du paysage politique actuel, qui est catastrophique. Un article a analysé l’influence politique de la TNT et montre que 44 % des gens qui regardent le JT de TF1 ont voté Rassemblement national. Il est d’autant plus important pour la démocratie de contre-balancer ces médias et ces discours. Nous ne pouvons pas leur laisser un boulevard, il faut aller les combattre aussi sur ce territoire. Il faut qu’il y ait une chaîne après TF1 qui soit comme la nôtre. Et, c’est le point de départ de notre candidature : un désir de lutte pour apporter un pluralisme à la télévision. Une partie du combat politique et démocratique se joue aussi là.
Khadija Jebrani : C’est à ce moment-là de notre réflexion que tombe justement l’appel, en février dernier, pour l’attribution de dix chaînes sur la TNT ! En interne, ça nous a vraiment posé des question. Nous nous donnions deux ans pour travailler ce projet. Là, il allait falloir le réaliser en trois mois… Est-ce que nous pouvions réussir à monter un bon dossier dans ces conditions ? Nous avons réfléchi assez vite, en seulement quelques jours, et nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas rater cette opportunité. Dix fréquences TNT remises en jeu, ça n’arrive pas tous les quatre matins.
Quelles problématiques avez-vous rencontrées en montant ce dossier ?
Khadija Jebrani : La programmation éditoriale n’a pas posé de question. Sur ce point, nous étions déjà bien rodés et n’avions qu’à enrichir notre offre avec de nouveaux programmes. Des investissements étaient prévus pour produire de nouvelles émissions, mais ça ne représentait pas l’essentiel du travail à fournir. Le point crucial était la faisabilité financière, le vrai frein est le coût technique de la diffusion. Nous partions de rien, ne connaissions même pas le réseau des acteurs dans ce domaine. Nous nous sommes aperçus que l’entreprise Télédiffusion de France (TDF) — dont l’ancêtre n’est autre que l’ORTF —, détenait un quasi-monopole de la gestion technique de la diffusion. Le montant étant de plusieurs millions d’euros par an, cela multipliait par dix nos frais de fonctionnement. Il a donc fallu aller chercher des moyens financiers pour amortir ce coût technique. Sur ce point, nous sommes restés fidèles à notre éthique en élaborant un projet financier amorcé par le biais de titres participatifs. Cela nous permet de garder notre indépendance financière et éditoriale.
[Matthias Weischer, Fernsehturm (Tour de télévisions), diptyque, 2004]
Qu’est-ce que ça implique, concrètement ?
Bertrand Bernier : Le Media est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) depuis 2021. Pour une SCIC, les investissements sont souvent compliqués, parce que la plupart des structures financières ne sont pas habituées à ce type d’économie. L’un des moyens que nous avons trouvés pour lever des fonds est le titre participatif, un outil financier qui ressemble aux titres d’obligations. C’est comme un emprunt, bloqué pendant sept ans, avec un taux d’intérêt relativement faible car non spéculatif. Ces titres participatifs n’offrent ni droit à vote, ni intervention dans la gestion de l’entreprise. C’est pour ça que nous avons choisi ce moyen pour le lancement. Nous avons travaillé sur cette piste avec différents acteurs et partenaires, essentiellement issus du secteur de l’économie sociale et solidaire.
Khadija Jebrani : Le contexte politique et le travail de la commission nous ont beaucoup aidés dans notre démarche. À chaque fois qu’on rencontrait un nouvel acteur et potentiel financeur, il nous parlait de ce besoin auquel notre initiative répondait, ce qui, bien sûr, nous confortait.
Bertrand Bernier : Lever des fonds est une chose, mais le faire tous les deux ou cinq ans, c’en est une autre : ça n’est pas viable. Nous avons dû trouver d’autres sources, comme les recettes publicitaires, assez importantes sur les chaînes TNT, et en particulier sur les chaînes d’info. Si nous n’avions pas intégré ces recettes, nous n’aurions pas pu avoir les revenus suffisants. D’autres outils, comme le parrainage de certaines émissions, ont été envisagés. Nous avons réfléchi à tout un éventail de solutions qui pourraient apporter des revenus au Média sans perdre notre âme.
La majorité des chaînes qui sont sur la TNT ne sont pas rentables. L’argument économique n’apparaît pas comme un véritable critère de sélection…
« Nous savons faire une chaîne qui retransmet 24 h/24 avec deux directs et trois à quatre heures de programmes inédits chaque jour — et ce durant un mois, pour le prix d’une seule émission de Cyril Hanouna. »
Bertrand Bernier : Avez-vous vu les auditions pour les autres chaînes ? La question économique n’a pas été centrale, alors que certains dossiers manquaient réellement de sérieux sur ce volet. On se doutait que cela allait être un angle d’attaque. L’argument de la rentabilité était facilement contournable car notre modèle économique fonctionne. Nous sommes à l’équilibre et avons même dégagé des résultats d’exploitation positifs ces dernières années. La seule véritable différence qu’amenait la TNT est ce fameux coût technique de diffusion de TNT — le coût TDF. Mais une fois que nous additionnons les revenus publicitaires et les levées de fonds, l’argument économique et financier passe à la trappe.
Khadija Jebrani : Nous venons d’Internet, nous sommes capables de produire des programmes à moindre coût. Nous savons faire une chaîne qui retransmet 24h/24 avec deux directs et trois à quatre heures de programmes inédits chaque jour — et ce durant un mois, pour le prix d’une seule émission de Cyril Hanouna. Aujourd’hui, certaines chaînes produisent des émissions à perte avec un budget de 100 000 euros pour une seule soirée. C’est complètement fou ! Nous, nous savons gérer l’argent et nous n’allons pas exploser notre budget en décoration, matériel ou autre. Ce qui nous intéresse, c’est la parole, le fond et pas forcément la forme. Ce que nous voulons, c’est produire de l’information de qualité tout en payant tout le monde convenablement.
[Christy Powers, Joan Jett, tiré de la série « Icons »]
De Chikirou à Denis Robert, les premières années du Média ont connu de nombreuses restructurations liées aux départs des rédacteurs en chef. Comment s’est réorganisé le Média en terme de gouvernance ?
Khadija Jebrani : Cette SCIC est dirigée par un directoire, lui-même composé de salariés : Bertrand Bernier, Thibault Sans et moi-même. Il y a aussi une autre instance de gouvernance : le conseil de surveillance, qui chapeaute le travail de direction générale du directoire. Les salariés du Média sont pour la plupart des sociétaires de cette coopérative. Ils ont donc une représentation et un pouvoir. Ce dispositif est un garde-fou qui vise à éviter les écueils dus à des individualités trop fortes. Cette forme d’organisation ne se fait pas du jour au lendemain, d’autant que nous avons tous des habitus et des expériences de travail issues du monde de l’entreprise classique. En ce sens, Le Media est aussi l’expérimentation d’un système alternatif d’entreprise. Ce n’est pas toujours évident mais ça nous a permis d’acquérir une certaine stabilité en terme de gouvernance.
« Cette forme d’organisation [en société coopérative d’intérêt collectif] ne se fait pas du jour au lendemain, d’autant que nous avons tous des habitus et des expériences de travail issues du monde de l’entreprise classique. »
Nos journalistes sont majoritairement des permanents. Nous avons 19 salariés, mais nous employons aussi parfois des pigistes. Comment ça se passe, concrètement ? Nous respectons les grilles salariales de la convention collective — le coût de nos piges est même un petit peu au-dessus des tarifs des médias mainstream et traditionnels. Au Média, la rémunération des journalistes est le plus gros poste de dépenses. Quand un journaliste vient travailler au Média, il sait que le salaire ne sera pas mirobolant mais qu’il respectera la grille de sa convention collective, ça fait partie d’un engagement militant. C’est mon cas, comme tout le monde au Média. Si nous devons faire des économies, ça sera sur le reste, jamais sur l’humain.
On ne peut pourtant manquer d’évoquer le cas de Julien Brygo, viré parce qu’il voulait monter une section syndicale…
Khadija Jebrani : C’était en 2018, au début du Media. Il n’y avait alors pas de syndicat. Une section a été créée l’année suivante. Nous avons dorénavant un délégué syndical et deux représentants du personnel, un journaliste et un autre issu des corps de métier de la production audiovisuelle, chacun avec environ dix heures de délégation, ce qui leur laisse le temps de s’investir sur la défense des travailleurs. Ajoutons qu’un conseil social et économique (CSE) a été crée en 2021 avec des réunions une fois par mois. Depuis cette histoire, les choses ont bien changé.
Comment pensez vous la logique de collaboration et de partenariat avec les acteurs du monde des médias ? On pense à des organisations comme le syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL) ou encore le Fonds pour une presse livre (FPL).
Khadija Jebrani : Nous sommes adhérents du SPIIL depuis 2020 et toujours plus ou moins en contact avec eux sur différents sujets. Nous sommes là lorsqu’ils défendent les intérêts de la presse indépendante. Nous sommes en lien avec le projet de la Maison des médias libres et avons aussi noué des partenariat avec Coop-médias. De manière générale, j’ai l’impression que le contexte fait qu’il y a une convergence entre nos médias. C’est une bonne chose. Quant au FPL, nous nous sommes rencontrés dans le cadre du projet TNT, et c’est d’ailleurs son président, François Bonnet, qui nous a mis en contact avec de nombreux médias indépendants dans diverses régions et avec qui nous travaillons en ce moment sur ce projet de partenariat.
[David Reeb, Television, 1995]
Bertrand Bernier : Nous avons toujours essayé de favoriser les rapprochement entre médias indépendants du paysage français, même s’ils ne sont pas forcément sur la même ligne éditoriale et politique. Je pense notamment à une émission que nous avons faite lors des élections présidentielles en 2022 qui s’appelait « face aux Indés », avec StreetPress, Politis, Radio Parleur, etc. Mais ce n’est pas une évidence car tous ces médias indépendants luttent véritablement pour leur survie : tenir pour ne pas plier boutique, joindre les deux bouts et payer les salariés. Tout le monde n’a pas forcément le temps, les rédactions ont la tête dans le guidon et les reins ne sont pas toujours assez solides pour ajouter du travail supplémentaire — vous devez connaître.
« Il n’y a peut-être qu’une chance sur 100 qu’il y ait un canal qui soit différent, indépendant et alternatif et diffusé à échelle nationale. Dans cette petite lucarne, les indépendants pourraient rivaliser avec les médias mainstream. »
Le 24/7 et, plus encore, le projet TNT ont accru l’intérêt que les autres médias pouvaient porter sur nous et ces rapprochements se sont accélérés, parce que notre potentiel de diffusion et de visibilité grandit. La commission et notre candidature ont permis une prise de conscience collective au sein du paysage des médias indépendants sur le fait qu’il y avait une fenêtre de tir. Il n’y a peut-être qu’une chance sur 10, sur 20 ou sur 100 qu’il y ait une chaîne, un média, un canal qui soit différent, indépendant et alternatif et diffusé à échelle nationale. Dans cette petite lucarne, les indépendants pourraient rivaliser avec les médias mainstream. Et ce n’est pas rien car nous sommes tous d’accord pour dire que le paysage audiovisuel français est une catastrophe et que cela conditionne la représentation du paysage politique de ce pays.
L’idée de ce canal TNT n’est clairement pas de le garder pour nous. Nous voulons qu’il devienne ce petit écran qui donnerait accès à toute une galaxie de médias indépendants – StreetPress, Reporterre, Mediapart, etc. Un canal qui proposerait des enquêtes, mettrait en avant des thèmes comme l’écologie ou les violences socio-politiques, et rendrait ces travaux et ces points de vue accessibles pour les personnes qui regardent la télévision — et ils sont encore des millions. Et, même si le projet TNT est provisoirement interrompu, ce travail de collaboration et de partenariat continue de séduire. Nous allons continuer d’aller sur toutes les plateformes possibles et être présents partout. Par exemple, dès demain Le Média sera sur la plateforme Molotov avec ses millions d’inscrits.
Khadija Jebrani : Et il y a aussi les partenariats avec les médias indépendants de région qui nous tiennent vraiment à cœur. Sur ce point par contre, nous travaillons majoritairement avec des médias de presse écrite. Cette mutualisation nous permet de répondre à la question : « Comment faire de l’info avec nos moyens ? ». Le Media n’a pas les ressources pour envoyer des journalistes en région, mais par contre il y a tout un écosystème de médias indépendants qui, eux, ont une expertise et connaissent très bien leur territoire. Ces médias sont souvent tenus à bout de bras par des journalistes extrêmement investis, mais dont, malheureusement, le travail reste presque inaperçu. Ils ont besoin d’être plus visibles à l’échelle nationale afin de toucher plus de public. L’idée est venue de travailler ensemble, de coproduire avec eux des reportages ou des enquêtes où nous apportons notre savoir-faire en audiovisuel et nos moyens de diffusion. Nous espérons sortir ensemble des enquêtes très prochainement.
Finalement, n’est-ce pas tout simplement parce que vous êtes de gauche et anticapitaliste qu’il y a eu un refus de la part de l’Arcom ?
Bertrand Bernier : L’Arcom a appelé Khadija pour lui dire que la candidature, malgré le fait qu’elle ait été validée, n’avait pas été retenue, sans plus d’explications ni arguments. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’Arcom n’avait pas envie de nous voir sur les canaux de la TNT.
Khadija Jebrani : Il faut rappeler qu’après l’interpellation du Conseil d’État et la commission de l’Assemblée nationale, ce collège avait quand même en tête les problématiques d’indépendance et de pluralisme des médias, ce qui explique pourquoi il y a eu l’élimination de C8. Ça leur a permis de dire qu’ils prenaient en compte les critiques, c’est-à-dire le dysfonctionnement le plus flagrant, le plus visible. Mais on voit bien que ça ne change pas grand-chose à l’état du paysage médiatique. À titre personnel, je dirais : qu’importe nos garanties financières et notre respect du pluralisme, le fait que Le Média ne sera pas complaisant avec le pouvoir ni avec l’extrême droite, et notre teinte politique, tout cela a dû peser au moment du choix. Pour autant, notre candidature a quand même interpelé et nous avons réussi à prouver que nous avions un projet sérieux, malgré les conditions et les difficultés pour monter ce dossier. Nous avons ouvert une porte. La prochaine, j’espère, sera la bonne. En attendant, nous avons déposé un recours contre cette présélection qui sera jugé sur le fonds prochainement, fin novembre, par le Conseil d’État [depuis que cet entretien a été réalisé, le recours a été rejeté en référé, ndlr].
[William Roberts (1895-1980), study for TV]
Qu’attendez-vous de ce recours ?
Bertrand Bernier : Si le Conseil d’État avait accepté le référé, il aurait été jugé aussi fin novembre. Mais, le référé a été retoqué. Retoqué parce qu’il va être jugé sur le fond.
Khadija Jebrani : C’est ce qu’on appelle un rejet passerelle. C’est-à-dire que normalement, un dossier jugé sur le fond n’arrive à terme qu’au bout d’un an, un an et demi — des délais assez longs. Là, et c’est très intéressant, par ce rejet passerelle, le Conseil d’État va juger sur le fond dès fin novembre1. Ça va aller très vite, ce qui est assez rare. On peut voir ça comme un bon signe, mais ne nous emballons pas trop vite. Par ce recours, nous demandons au Conseil d’État d’examiner la légalité de cette présélection et de questionner le manque de transparence sur les décisions du collège. Nous demandons que cette présélection soit considérée comme une décision, et donc motivée par des critères légaux. Car là, il n’y a aucune motivation écrite pour les refus et aucune non plus pour les présélections.
« Nous voulons que tout le monde puisse comprendre comment le collège de l’Arcom prend ses décisions et sur quelles bases. »
Nous estimons que ces décisions sont trop importantes tant pour l’intérêt général que pour la démocratie pour être faites à la va-vite, sans explications ni motivations claires, sans traces écrites rendues publiques. Nous voulons que tout le monde puisse comprendre comment le collège de l’Arcom prend ses décisions et sur quelles bases. Le groupe Ouest-France, par exemple, a été présélectionné alors qu’il vient d’annoncer qu’il va peut-être devoir reporter le lancement de la chaîne car ils n’ont finalement pas les financements nécessaires. Comment le collège justifiera le fait qu’il n’a pas vu que ce plan de financement était bancal ? Cette histoire interroge le sérieux de ces décisions. Avec ce recours, nous voulons faire avancer le débat public, rendre transparents ces processus, comme l’exigerait n’importe quelle démocratie. La présélection peut aussi remise en question et tout repartirait à zéro avec une nouvelle présélection à la clef. Un scénario idéal.
Bertrand Bernier : Nous revenons à nos conclusions sur la commission d’enquête : nous savions qu’elle n’allait pas modifier les règles d’attribution des canaux ou quoi que ce soit du jour au lendemain. Mais, par contre, le rapport de la commission d’enquête a confirmé et rendu public un état des lieux absolument catastrophique du paysage audiovisuel. Il décrit un espace qui est devenu le théâtre de l’affrontement de grands groupes capitalistes et industriels. Il montre que le processus d’attribution des fréquences TNT contribue à fossiliser ce paysage audiovisuel et démontre l’impuissance de l’Arcom à réagir. Dit autrement, l’Arcom reprend toujours à peu près les mêmes et recommence. C’est ce que conclut le rapport. Les règles de présélection sont donc à revoir.
Ce recours est une occasion à saisir, car ça ne peut plus durer. Il faut introduire plus de pluralisme dans le processus même d’attribution des fréquences TNT. Au regard de l’importance que les médias ont dans la fabrique de l’information, dans la construction de la conscience des citoyens de ce pays, il faut que le paysage change. L’information de qualité est un pilier d’une démocratie libre et si elle n’est qu’entre les mains de grands industriels, nous ne pourrons pas avoir une démocratie saine. C’est la raison pour laquelle il faut que l’Arcom nous donne une fréquence à nous, les médias indépendants.
Illustration de bannière : Aleksandra Petrovic, Televisions, 2007
Illustration vignette : Keith Haring, Untitled Pop Art (TV Family)
- Au moment où cet entretien a été réalisé, un recours avait été formulé par Le Média. Il a depuis été rejeté en référé [ndlr].[↩][↩]
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