Le Média : « L’information de qualité est un pilier d’une démocratie libre »


Entretien inédit | Ballast

Il y a près d’un an, l’Arcom a lan­cé un appel à can­di­da­tures pour la réat­tri­bu­tion des canaux TNT — l’oc­ca­sion, dans un pay­sage audio­vi­suel tenu par quelques mil­liar­daires, de rebattre les cartes. C’est du moins ce qu’a ten­té l’é­quipe de la chaîne indé­pen­dante Le Média. Au même moment, le dépu­té Aurélien Saintoul ini­tie une com­mis­sion par­le­men­taire. C8 et CNews sont dans le viseur, tan­dis que l’Arcom paraît désta­bi­li­sée. Après déli­bé­ra­tion des membres du col­lège, la can­di­da­ture du Média n’a fina­le­ment pas été rete­nue, celle de RéelsTV, pro­prié­té du mil­liar­daire tchèque Daniel Kretinsky avec à sa tête Raphaël Enthoven lui étant pré­fé­rée. Malgré l’é­vic­tion de C8 et de NRJ12, le groupe Bolloré conserve quant à lui six fré­quences sur quinze. Discussion avec Khadija Jebrani et Bertrand Bernier, membres du direc­toire du Média1.


Qu’attendiez-vous, en tant que média indé­pen­dant, de la com­mis­sion d’en­quête sur l’at­tri­bu­tion et le conte­nu des chaînes de télé­vi­sion pré­si­dée par le dépu­té Aurélien Saintoul ?

Khadija Jebrani : Simplement que cette com­mis­sion montre à quel point le manque de plu­ra­lisme et d’in­dé­pen­dance des médias est deve­nu une ques­tion cen­trale et un véri­table pro­blème pour notre démo­cra­tie. La com­mis­sion a réus­si à mettre en lumière un sys­tème qui est plus que dysfonctionnel.

Bertrand Bernier : Surtout, elle a per­mis que la ques­tion du plu­ra­lisme, jus­qu’a­lors réser­vée aux spé­cia­listes des médias, arrive sur le devant de l’ac­tua­li­té poli­tique et touche un plus large public. De façon plus prag­ma­tique, nous n’en atten­dions pas grand-chose. Nous n’es­pé­rions pas de grands changements.

Avant cette demande pour la TNT, vous avez signé une conven­tion avec l’Arcom pour être dif­fu­sé sur les four­nis­seurs d’ac­cès à Internet (FAI). Comment s’est dérou­lée cette demande et pour­quoi l’a­voir faite ?

« Cette com­mis­sion montre à quel point le manque de plu­ra­lisme et d’in­dé­pen­dance des médias sont deve­nus une ques­tion cen­trale et un véri­table pro­blème pour notre démocratie. »

Bertrand Bernier : Depuis deux ans, Le Média avance sur un pro­jet de trans­for­ma­tion pour deve­nir une véri­table chaîne de télé­vi­sion, reve­nant à notre ambi­tion pre­mière : pro­po­ser une chaîne alter­na­tive à l’é­chelle de la France. En 2022, nous avons lan­cé le « 24/07 », en dif­fu­sion 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. C’était une pre­mière brique. Nous avons com­men­cé à être dif­fu­sés sur YouTube, Dailymotion. L’objectif alors était d’être par­tout sur Internet, d’oc­cu­per toutes ces pla­te­formes pour être recon­nus comme la chaîne qui révo­lu­tionne l’in­for­ma­tion. Une fois cet objec­tif rem­pli, nous avons sou­hai­té avan­cer d’un pas sup­plé­men­taire et convaincre les finan­ceurs afin de pas­ser sur la TNT. La démarche pour un conven­tion­ne­ment avec les four­nis­seurs d’ac­cès à Internet, qui per­mette d’être dif­fu­sé sur les box, a été la deuxième brique. Nous avons dépo­sé notre dos­sier auprès de l’Arcom. L’instruction a été par­ti­cu­liè­re­ment longue, plus de six mois, alors qu’en prin­cipe elle ne dure qu’entre un mois et demi et trois mois. Ce conven­tion­ne­ment a été un moment impor­tant, il nous a per­mis de cla­ri­fier notre sta­tut : nous sommes doré­na­vant offi­ciel­le­ment une « chaîne d’in­for­ma­tion poli­tique et géné­rale », avec toutes les contraintes qui vont avec.

Khadija Jebrani : Avec ce conven­tion­ne­ment, nous pen­sions que nous serions qua­si­ment auto­ma­ti­que­ment dif­fu­sés sur les box. la réa­li­té a été fort dif­fé­rente. À l’heure actuelle, nous ne sommes dif­fu­sés que sur un seul opé­ra­teur, Free. Nous avons eu un échange avec Orange, mais les négo­cia­tions sont très longues pour un opé­ra­teur comme celui-ci. Bouygues nous a sim­ple­ment envoyé un cour­rier très simple qui refu­sait notre pro­po­si­tion, sans aucune moti­va­tion réelle. Nous n’a­vons même pas eu de réponse de la part de SFR.

[Robert Bechtle, Zenith (television Set), 1966]

Quels chan­ge­ments éco­no­miques et édi­to­riaux le conven­tion­ne­ment avec des four­nis­seurs d’ac­cès Internet pour­rait-il impliquer ?

Bertrand Bernier : Nous nous sommes don­né comme objec­tif de réa­li­ser deux directs par jour. Ça n’a pas été trop dif­fi­cile tech­ni­que­ment, car nous pro­dui­sions déjà beau­coup de conte­nu audio­vi­suel. Mais notre ligne édi­to­riale n’a pas chan­gé à par­tir du moment où nous avons signé la conven­tion. Autre chan­ge­ment : la consti­tu­tion d’un comi­té éthique impo­sé par l’Arcom.

Est-ce que ça a eu des réper­cus­sions en termes de plu­ra­lisme interne ?

Khadija Jebrani : C’est une nou­veau­té pour un édi­teur dif­fu­sé sur les FAI d’a­voir un comi­té éthique. En prin­cipe, ils sont mis en place uni­que­ment pour les chaînes dif­fu­sées sur la TNT. Cette condi­tion a été rajou­tée par l’Arcom au moment de notre signa­ture de conven­tion et c’est une avan­cée posi­tive, car elle fera juris­pru­dence. C’est deve­nu une obli­ga­tion pour tous les nou­veaux édi­teurs qui demandent un conven­tion­ne­ment pour être dif­fu­sés sur les box. Nous accep­tons ces règles du jeu, que nous trou­vons légi­times et qui n’en­travent en rien notre ligne édi­to­riale. Le comi­té éthique peut être sai­si, mais le rôle de ses membres est éga­le­ment de rédi­ger un rap­port annuel sur ce qui aurait pu mal se pas­ser à l’an­tenne, sur la ges­tion du plu­ra­lisme, etc. En somme, ils nous aident à nous améliorer.

« Nous pou­vons res­pec­ter les règles de l’Arcom tout en expri­mant notre sen­si­bi­li­té et lut­ter à notre manière. »

Bertrand Bernier : Nous étions déjà atten­tifs au plu­ra­lisme avant cette conven­tion, même si ça n’é­tait pas une obli­ga­tion. Sur YouTube, Facebook et nos réseaux, nous fai­sions à peu près ce que nous vou­lions. Nous étions une chaîne alter­na­tive qui invi­tait essen­tiel­le­ment des per­sonnes glo­ba­le­ment à gauche. Par cette conven­tion avec l’Arcom, nous devons désor­mais accor­der une atten­tion plus grande au res­pect des règles de plu­ra­li­té, par­ti­cu­liè­re­ment quand on dif­fuse en conti­nu. Les périodes élec­to­rales comme les der­nières euro­péennes ou légis­la­tives sont des moments déli­cats. Nous devons comp­ta­bi­li­ser tous les pas­sages des inter­ve­nants poli­tiques. Par exemple, quand il y a un repor­tage à l’Assemblée natio­nale, nous allons voir tous les bords poli­tiques. Nous avons même créé cer­tains pro­grammes régu­liers, où il y a un équi­libre entre les forces de gauche et de droite, comme par exemple « Ne nous engueu­lons pas », notre débat poli­tique hebdomadaire. 

Devoir invi­ter l’ex­trême droite à débattre, n’est-ce pas jus­te­ment pro­blé­ma­tique dans votre volon­té affi­chée de faire bar­rage à CNews ?

Bertrand Bernier : La créa­tion d’une chaîne télé­vi­suelle implique de rem­plir les règles qui lui incombent. Je ne vous cache pas que ça a pu nous poser des pro­blèmes en interne, mais nous sommes obli­gés de nous y plier. Dans les faits, peu de gens d’ex­trême droite sont venus dans le Média, aus­si parce qu’ils savent que s’ils viennent, nous ne leur ser­vi­rons pas la soupe !

Khadija Jebrani : Il ne s’a­git pas de sin­ger les chaînes d’in­for­ma­tion qui existent déjà. Elles sont en concur­rence sur la vitesse de l’in­for­ma­tion. Notre posi­tion­ne­ment est dif­fé­rent : nous sou­hai­tons construire une chaîne d’in­for­ma­tion mixte, avec à la fois de l’ac­tua­li­té chaude, mais aus­si de l’in­for­ma­tion « tiède », c’est-à-dire avec plus de recul et, enfin, ce qu’on appelle de l’in­for­ma­tion « froide » – du repor­tage, du docu­men­taire. Le trai­te­ment de l’in­for­ma­tion et la manière dont elle est hié­rar­chi­sée est dif­fé­rente des chaînes mains­tream. Nous pou­vons res­pec­ter les règles de l’Arcom tout en expri­mant notre sen­si­bi­li­té et lut­ter à notre manière.

[Johan Van Vlaenderen, Nu féminin regardant la télévision dans un intérieur, 1989]

Il s’a­git désor­mais pour vous de conqué­rir la TNT. Déposer un dos­sier face à Bolloré ou Kretinsky, c’est un peu David contre Goliath, non ?

Bertrand Bernier : Notre com­bat pre­mier, c’est de tou­cher les gens. Les FAI c’est bien, c’est un bon début, mais il ne faut pas se leur­rer : même si la TNT est en déclin, elle reste hégé­mo­nique. Il y a encore des mil­lions de per­sonnes qui la regardent, des gens qui ne connaissent que les 20 pre­mières chaînes de la TNT. Les télé­spec­ta­teurs vont rare­ment au delà des pre­mières chaînes réfé­ren­cées. Si nous vou­lons vrai­ment peser et nous adres­ser à tout le monde, il faut que nous soyons sur la TNT. Il faut que le spec­ta­teur qui zappe puisse tom­ber sur Le Média pour décou­vrir un autre jour­nal, un pla­teau com­plè­te­ment dif­fé­rent des codes dont ils ont l’ha­bi­tude. Ceux qui sou­haitent s’in­for­mer dif­fé­rem­ment réus­sissent à aller direc­te­ment cher­cher de l’in­for­ma­tion dans les médias indé­pen­dants. Notre cible, ce sont tous les autres, ceux qui subissent une idéo­lo­gie dif­fu­sée par les médias de masse. Si nous étions sur la TNT, nous serions peut-être vers le canal 12, et non 160 comme aujourd’hui.

« Le point de départ de notre can­di­da­ture : un désir de lutte pour appor­ter un plu­ra­lisme à la télé­vi­sion. Une par­tie du com­bat poli­tique et démo­cra­tique se joue aus­si là. »

Aujourd’hui, le pay­sage média­tique est squat­té par les idées de droite et d’extrême droite, du libé­ra­lisme jus­qu’au fas­cisme. Il faut le dire, les médias portent une res­pon­sa­bi­li­té forte dans l’é­tat du pay­sage poli­tique actuel, qui est catas­tro­phique. Un article a ana­ly­sé l’in­fluence poli­tique de la TNT et montre que 44 % des gens qui regardent le JT de TF1 ont voté Rassemblement natio­nal. Il est d’au­tant plus impor­tant pour la démo­cra­tie de contre-balan­cer ces médias et ces dis­cours. Nous ne pou­vons pas leur lais­ser un bou­le­vard, il faut aller les com­battre aus­si sur ce ter­ri­toire. Il faut qu’il y ait une chaîne après TF1 qui soit comme la nôtre. Et, c’est le point de départ de notre can­di­da­ture : un désir de lutte pour appor­ter un plu­ra­lisme à la télé­vi­sion. Une par­tie du com­bat poli­tique et démo­cra­tique se joue aus­si là.

Khadija Jebrani : C’est à ce moment-là de notre réflexion que tombe jus­te­ment l’ap­pel, en février der­nier, pour l’at­tri­bu­tion de dix chaînes sur la TNT ! En interne, ça nous a vrai­ment posé des ques­tion. Nous nous don­nions deux ans pour tra­vailler ce pro­jet. Là, il allait fal­loir le réa­li­ser en trois mois… Est-ce que nous pou­vions réus­sir à mon­ter un bon dos­sier dans ces condi­tions ? Nous avons réflé­chi assez vite, en seule­ment quelques jours, et nous nous sommes dit que nous ne pou­vions pas rater cette oppor­tu­ni­té. Dix fré­quences TNT remises en jeu, ça n’ar­rive pas tous les quatre matins.

Quelles pro­blé­ma­tiques avez-vous ren­con­trées en mon­tant ce dossier ?

Khadija Jebrani : La pro­gram­ma­tion édi­to­riale n’a pas posé de ques­tion. Sur ce point, nous étions déjà bien rodés et n’a­vions qu’à enri­chir notre offre avec de nou­veaux pro­grammes. Des inves­tis­se­ments étaient pré­vus pour pro­duire de nou­velles émis­sions, mais ça ne repré­sen­tait pas l’es­sen­tiel du tra­vail à four­nir. Le point cru­cial était la fai­sa­bi­li­té finan­cière, le vrai frein est le coût tech­nique de la dif­fu­sion. Nous par­tions de rien, ne connais­sions même pas le réseau des acteurs dans ce domaine. Nous nous sommes aper­çus que l’en­tre­prise Télédiffusion de France (TDF) — dont l’an­cêtre n’est autre que l’ORTF —, déte­nait un qua­si-mono­pole de la ges­tion tech­nique de la dif­fu­sion. Le mon­tant étant de plu­sieurs mil­lions d’eu­ros par an, cela mul­ti­pliait par dix nos frais de fonc­tion­ne­ment. Il a donc fal­lu aller cher­cher des moyens finan­ciers pour amor­tir ce coût tech­nique. Sur ce point, nous sommes res­tés fidèles à notre éthique en éla­bo­rant un pro­jet finan­cier amor­cé par le biais de titres par­ti­ci­pa­tifs. Cela nous per­met de gar­der notre indé­pen­dance finan­cière et éditoriale.

[Matthias Weischer, Fernsehturm (Tour de télévisions), diptyque, 2004]

Qu’est-ce que ça implique, concrètement ?

Bertrand Bernier : Le Media est une socié­té coopé­ra­tive d’in­té­rêt col­lec­tif (SCIC) depuis 2021. Pour une SCIC, les inves­tis­se­ments sont sou­vent com­pli­qués, parce que la plu­part des struc­tures finan­cières ne sont pas habi­tuées à ce type d’é­co­no­mie. L’un des moyens que nous avons trou­vés pour lever des fonds est le titre par­ti­ci­pa­tif, un outil finan­cier qui res­semble aux titres d’o­bli­ga­tions. C’est comme un emprunt, blo­qué pen­dant sept ans, avec un taux d’intérêt rela­ti­ve­ment faible car non spé­cu­la­tif. Ces titres par­ti­ci­pa­tifs n’offrent ni droit à vote, ni inter­ven­tion dans la ges­tion de l’en­tre­prise. C’est pour ça que nous avons choi­si ce moyen pour le lan­ce­ment. Nous avons tra­vaillé sur cette piste avec dif­fé­rents acteurs et par­te­naires, essen­tiel­le­ment issus du sec­teur de l’économie sociale et solidaire.

Khadija Jebrani : Le contexte poli­tique et le tra­vail de la com­mis­sion nous ont beau­coup aidés dans notre démarche. À chaque fois qu’on ren­con­trait un nou­vel acteur et poten­tiel finan­ceur, il nous par­lait de ce besoin auquel notre ini­tia­tive répon­dait, ce qui, bien sûr, nous confortait.

Bertrand Bernier : Lever des fonds est une chose, mais le faire tous les deux ou cinq ans, c’en est une autre : ça n’est pas viable. Nous avons dû trou­ver d’autres sources, comme les recettes publi­ci­taires, assez impor­tantes sur les chaînes TNT, et en par­ti­cu­lier sur les chaînes d’in­fo. Si nous n’avions pas inté­gré ces recettes, nous n’au­rions pas pu avoir les reve­nus suf­fi­sants. D’autres outils, comme le par­rai­nage de cer­taines émis­sions, ont été envi­sa­gés. Nous avons réflé­chi à tout un éven­tail de solu­tions qui pour­raient appor­ter des reve­nus au Média sans perdre notre âme.

La majo­ri­té des chaînes qui sont sur la TNT ne sont pas ren­tables. L’argument éco­no­mique n’ap­pa­raît pas comme un véri­table cri­tère de sélection…

« Nous savons faire une chaîne qui retrans­met 24 h/24 avec deux directs et trois à quatre heures de pro­grammes inédits chaque jour — et ce durant un mois, pour le prix d’une seule émis­sion de Cyril Hanouna. »

Bertrand Bernier : Avez-vous vu les audi­tions pour les autres chaînes ? La ques­tion éco­no­mique n’a pas été cen­trale, alors que cer­tains dos­siers man­quaient réel­le­ment de sérieux sur ce volet. On se dou­tait que cela allait être un angle d’at­taque. L’argument de la ren­ta­bi­li­té était faci­le­ment contour­nable car notre modèle éco­no­mique fonc­tionne. Nous sommes à l’é­qui­libre et avons même déga­gé des résul­tats d’ex­ploi­ta­tion posi­tifs ces der­nières années. La seule véri­table dif­fé­rence qu’a­me­nait la TNT est ce fameux coût tech­nique de dif­fu­sion de TNT — le coût TDF. Mais une fois que nous addi­tion­nons les reve­nus publi­ci­taires et les levées de fonds, l’ar­gu­ment éco­no­mique et finan­cier passe à la trappe.

Khadija Jebrani : Nous venons d’Internet, nous sommes capables de pro­duire des pro­grammes à moindre coût. Nous savons faire une chaîne qui retrans­met 24h/24 avec deux directs et trois à quatre heures de pro­grammes inédits chaque jour — et ce durant un mois, pour le prix d’une seule émis­sion de Cyril Hanouna. Aujourd’hui, cer­taines chaînes pro­duisent des émis­sions à perte avec un bud­get de 100 000 euros pour une seule soi­rée. C’est com­plè­te­ment fou ! Nous, nous savons gérer l’argent et nous n’al­lons pas explo­ser notre bud­get en déco­ra­tion, maté­riel ou autre. Ce qui nous inté­resse, c’est la parole, le fond et pas for­cé­ment la forme. Ce que nous vou­lons, c’est pro­duire de l’in­for­ma­tion de qua­li­té tout en payant tout le monde convenablement.

[Christy Powers, Joan Jett, tiré de la série « Icons »]

De Chikirou à Denis Robert, les pre­mières années du Média ont connu de nom­breuses restruc­tu­ra­tions liées aux départs des rédac­teurs en chef. Comment s’est réor­ga­ni­sé le Média en terme de gouvernance ? 

Khadija Jebrani : Cette SCIC est diri­gée par un direc­toire, lui-même com­po­sé de sala­riés : Bertrand Bernier, Thibault Sans et moi-même. Il y a aus­si une autre ins­tance de gou­ver­nance : le conseil de sur­veillance, qui cha­peaute le tra­vail de direc­tion géné­rale du direc­toire. Les sala­riés du Média sont pour la plu­part des socié­taires de cette coopé­ra­tive. Ils ont donc une repré­sen­ta­tion et un pou­voir. Ce dis­po­si­tif est un garde-fou qui vise à évi­ter les écueils dus à des indi­vi­dua­li­tés trop fortes. Cette forme d’or­ga­ni­sa­tion ne se fait pas du jour au len­de­main, d’au­tant que nous avons tous des habi­tus et des expé­riences de tra­vail issues du monde de l’en­tre­prise clas­sique. En ce sens, Le Media est aus­si l’ex­pé­ri­men­ta­tion d’un sys­tème alter­na­tif d’en­tre­prise. Ce n’est pas tou­jours évident mais ça nous a per­mis d’ac­qué­rir une cer­taine sta­bi­li­té en terme de gouvernance.

« Cette forme d’organisation [en socié­té coopé­ra­tive d’in­té­rêt col­lec­tif] ne se fait pas du jour au len­de­main, d’autant que nous avons tous des habi­tus et des expé­riences de tra­vail issues du monde de l’entreprise classique. »

Nos jour­na­listes sont majo­ri­tai­re­ment des per­ma­nents. Nous avons 19 sala­riés, mais nous employons aus­si par­fois des pigistes. Comment ça se passe, concrè­te­ment ? Nous res­pec­tons les grilles sala­riales de la conven­tion col­lec­tive — le coût de nos piges est même un petit peu au-des­sus des tarifs des médias mains­tream et tra­di­tion­nels. Au Média, la rému­né­ra­tion des jour­na­listes est le plus gros poste de dépenses. Quand un jour­na­liste vient tra­vailler au Média, il sait que le salaire ne sera pas miro­bo­lant mais qu’il res­pec­te­ra la grille de sa conven­tion col­lec­tive, ça fait par­tie d’un enga­ge­ment mili­tant. C’est mon cas, comme tout le monde au Média. Si nous devons faire des éco­no­mies, ça sera sur le reste, jamais sur l’humain.

On ne peut pour­tant man­quer d’é­vo­quer le cas de Julien Brygo, viré parce qu’il vou­lait mon­ter une sec­tion syndicale…

Khadija Jebrani : C’était en 2018, au début du Media. Il n’y avait alors pas de syn­di­cat. Une sec­tion a été créée l’an­née sui­vante. Nous avons doré­na­vant un délé­gué syn­di­cal et deux repré­sen­tants du per­son­nel, un jour­na­liste et un autre issu des corps de métier de la pro­duc­tion audio­vi­suelle, cha­cun avec envi­ron dix heures de délé­ga­tion, ce qui leur laisse le temps de s’in­ves­tir sur la défense des tra­vailleurs. Ajoutons qu’un conseil social et éco­no­mique (CSE) a été crée en 2021 avec des réunions une fois par mois. Depuis cette his­toire, les choses ont bien changé.

Comment pen­sez vous la logique de col­la­bo­ra­tion et de par­te­na­riat avec les acteurs du monde des médias ? On pense à des orga­ni­sa­tions comme le syn­di­cat de la presse indé­pen­dante d’in­for­ma­tion en ligne (SPIIL) ou encore le Fonds pour une presse livre (FPL).

Khadija Jebrani : Nous sommes adhé­rents du SPIIL depuis 2020 et tou­jours plus ou moins en contact avec eux sur dif­fé­rents sujets. Nous sommes là lors­qu’ils défendent les inté­rêts de la presse indé­pen­dante. Nous sommes en lien avec le pro­jet de la Maison des médias libres et avons aus­si noué des par­te­na­riat avec Coop-médias. De manière géné­rale, j’ai l’im­pres­sion que le contexte fait qu’il y a une conver­gence entre nos médias. C’est une bonne chose. Quant au FPL, nous nous sommes ren­con­trés dans le cadre du pro­jet TNT, et c’est d’ailleurs son pré­sident, François Bonnet, qui nous a mis en contact avec de nom­breux médias indé­pen­dants dans diverses régions et avec qui nous tra­vaillons en ce moment sur ce pro­jet de partenariat.

[David Reeb, Television, 1995]

Bertrand Bernier : Nous avons tou­jours essayé de favo­ri­ser les rap­pro­che­ment entre médias indé­pen­dants du pay­sage fran­çais, même s’ils ne sont pas for­cé­ment sur la même ligne édi­to­riale et poli­tique. Je pense notam­ment à une émis­sion que nous avons faite lors des élec­tions pré­si­den­tielles en 2022 qui s’appelait « face aux Indés », avec StreetPress, Politis, Radio Parleur, etc. Mais ce n’est pas une évi­dence car tous ces médias indé­pen­dants luttent véri­ta­ble­ment pour leur sur­vie : tenir pour ne pas plier bou­tique, joindre les deux bouts et payer les sala­riés. Tout le monde n’a pas for­cé­ment le temps, les rédac­tions ont la tête dans le gui­don et les reins ne sont pas tou­jours assez solides pour ajou­ter du tra­vail sup­plé­men­taire — vous devez connaître.

« Il n’y a peut-être qu’une chance sur 100 qu’il y ait un canal qui soit dif­fé­rent, indé­pen­dant et alter­na­tif et dif­fu­sé à échelle natio­nale. Dans cette petite lucarne, les indé­pen­dants pour­raient riva­li­ser avec les médias mainstream. »

Le 24/7 et, plus encore, le pro­jet TNT ont accru l’in­té­rêt que les autres médias pou­vaient por­ter sur nous et ces rap­pro­che­ments se sont accé­lé­rés, parce que notre poten­tiel de dif­fu­sion et de visi­bi­li­té gran­dit. La com­mis­sion et notre can­di­da­ture ont per­mis une prise de conscience col­lec­tive au sein du pay­sage des médias indé­pen­dants sur le fait qu’il y avait une fenêtre de tir. Il n’y a peut-être qu’une chance sur 10, sur 20 ou sur 100 qu’il y ait une chaîne, un média, un canal qui soit dif­fé­rent, indé­pen­dant et alter­na­tif et dif­fu­sé à échelle natio­nale. Dans cette petite lucarne, les indé­pen­dants pour­raient riva­li­ser avec les médias mains­tream. Et ce n’est pas rien car nous sommes tous d’ac­cord pour dire que le pay­sage audio­vi­suel fran­çais est une catas­trophe et que cela condi­tionne la repré­sen­ta­tion du pay­sage poli­tique de ce pays.

L’idée de ce canal TNT n’est clai­re­ment pas de le gar­der pour nous. Nous vou­lons qu’il devienne ce petit écran qui don­ne­rait accès à toute une galaxie de médias indé­pen­dants  StreetPress, Reporterre, Mediapart, etc. Un canal qui pro­po­se­rait des enquêtes, met­trait en avant des thèmes comme l’é­co­lo­gie ou les vio­lences socio-poli­tiques, et ren­drait ces tra­vaux et ces points de vue acces­sibles pour les per­sonnes qui regardent la télé­vi­sion — et ils sont encore des mil­lions. Et, même si le pro­jet TNT est pro­vi­soi­re­ment inter­rom­pu, ce tra­vail de col­la­bo­ra­tion et de par­te­na­riat conti­nue de séduire. Nous allons conti­nuer d’al­ler sur toutes les pla­te­formes pos­sibles et être pré­sents par­tout. Par exemple, dès demain Le Média sera sur la pla­te­forme Molotov avec ses mil­lions d’inscrits.

Khadija Jebrani : Et il y a aus­si les par­te­na­riats avec les médias indé­pen­dants de région qui nous tiennent vrai­ment à cœur. Sur ce point par contre, nous tra­vaillons majo­ri­tai­re­ment avec des médias de presse écrite. Cette mutua­li­sa­tion nous per­met de répondre à la ques­tion : « Comment faire de l’in­fo avec nos moyens ? ». Le Media n’a pas les res­sources pour envoyer des jour­na­listes en région, mais par contre il y a tout un éco­sys­tème de médias indé­pen­dants qui, eux, ont une exper­tise et connaissent très bien leur ter­ri­toire. Ces médias sont sou­vent tenus à bout de bras par des jour­na­listes extrê­me­ment inves­tis, mais dont, mal­heu­reu­se­ment, le tra­vail reste presque inaper­çu. Ils ont besoin d’être plus visibles à l’é­chelle natio­nale afin de tou­cher plus de public. L’idée est venue de tra­vailler ensemble, de copro­duire avec eux des repor­tages ou des enquêtes où nous appor­tons notre savoir-faire en audio­vi­suel et nos moyens de dif­fu­sion. Nous espé­rons sor­tir ensemble des enquêtes très prochainement.

Finalement, n’est-ce pas tout sim­ple­ment parce que vous êtes de gauche et anti­ca­pi­ta­liste qu’il y a eu un refus de la part de l’Arcom ?

Bertrand Bernier : L’Arcom a appe­lé Khadija pour lui dire que la can­di­da­ture, mal­gré le fait qu’elle ait été vali­dée, n’a­vait pas été rete­nue, sans plus d’ex­pli­ca­tions ni argu­ments. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’Arcom n’a­vait pas envie de nous voir sur les canaux de la TNT.

Khadija Jebrani : Il faut rap­pe­ler qu’a­près l’in­ter­pel­la­tion du Conseil d’État et la com­mis­sion de l’Assemblée natio­nale, ce col­lège avait quand même en tête les pro­blé­ma­tiques d’in­dé­pen­dance et de plu­ra­lisme des médias, ce qui explique pour­quoi il y a eu l’é­li­mi­na­tion de C8. Ça leur a per­mis de dire qu’ils pre­naient en compte les cri­tiques, c’est-à-dire le dys­fonc­tion­ne­ment le plus fla­grant, le plus visible. Mais on voit bien que ça ne change pas grand-chose à l’é­tat du pay­sage média­tique. À titre per­son­nel, je dirais : qu’im­porte nos garan­ties finan­cières et notre res­pect du plu­ra­lisme, le fait que Le Média ne sera pas com­plai­sant avec le pou­voir ni avec l’ex­trême droite, et notre teinte poli­tique, tout cela a dû peser au moment du choix. Pour autant, notre can­di­da­ture a quand même inter­pe­lé et nous avons réus­si à prou­ver que nous avions un pro­jet sérieux, mal­gré les condi­tions et les dif­fi­cul­tés pour mon­ter ce dos­sier. Nous avons ouvert une porte. La pro­chaine, j’es­père, sera la bonne. En atten­dant, nous avons dépo­sé un recours contre cette pré­sé­lec­tion qui sera jugé sur le fonds pro­chai­ne­ment, fin novembre, par le Conseil d’État [depuis que cet entre­tien a été réa­li­sé, le recours a été reje­té en réfé­ré, ndlr].

[William Roberts (1895-1980), study for TV]

Qu’attendez-vous de ce recours ?

Bertrand Bernier : Si le Conseil d’État avait accep­té le réfé­ré, il aurait été jugé aus­si fin novembre. Mais, le réfé­ré a été reto­qué. Retoqué parce qu’il va être jugé sur le fond.

Khadija Jebrani : C’est ce qu’on appelle un rejet pas­se­relle. C’est-à-dire que nor­ma­le­ment, un dos­sier jugé sur le fond n’ar­rive à terme qu’au bout d’un an, un an et demi — des délais assez longs. Là, et c’est très inté­res­sant, par ce rejet pas­se­relle, le Conseil d’État va juger sur le fond dès fin novembre1. Ça va aller très vite, ce qui est assez rare. On peut voir ça comme un bon signe, mais ne nous embal­lons pas trop vite. Par ce recours, nous deman­dons au Conseil d’État d’exa­mi­ner la léga­li­té de cette pré­sé­lec­tion et de ques­tion­ner le manque de trans­pa­rence sur les déci­sions du col­lège. Nous deman­dons que cette pré­sé­lec­tion soit consi­dé­rée comme une déci­sion, et donc moti­vée par des cri­tères légaux. Car là, il n’y a aucune moti­va­tion écrite pour les refus et aucune non plus pour les présélections.

« Nous vou­lons que tout le monde puisse com­prendre com­ment le col­lège de l’Arcom prend ses déci­sions et sur quelles bases. »

Nous esti­mons que ces déci­sions sont trop impor­tantes tant pour l’in­té­rêt géné­ral que pour la démo­cra­tie pour être faites à la va-vite, sans expli­ca­tions ni moti­va­tions claires, sans traces écrites ren­dues publiques. Nous vou­lons que tout le monde puisse com­prendre com­ment le col­lège de l’Arcom prend ses déci­sions et sur quelles bases. Le groupe Ouest-France, par exemple, a été pré­sé­lec­tion­né alors qu’il vient d’an­non­cer qu’il va peut-être devoir repor­ter le lan­ce­ment de la chaîne car ils n’ont fina­le­ment pas les finan­ce­ments néces­saires. Comment le col­lège jus­ti­fie­ra le fait qu’il n’a pas vu que ce plan de finan­ce­ment était ban­cal ? Cette his­toire inter­roge le sérieux de ces déci­sions. Avec ce recours, nous vou­lons faire avan­cer le débat public, rendre trans­pa­rents ces pro­ces­sus, comme l’exi­ge­rait n’im­porte quelle démo­cra­tie. La pré­sé­lec­tion peut aus­si remise en ques­tion et tout repar­ti­rait à zéro avec une nou­velle pré­sé­lec­tion à la clef. Un scé­na­rio idéal.

Bertrand Bernier : Nous reve­nons à nos conclu­sions sur la com­mis­sion d’enquête : nous savions qu’elle n’al­lait pas modi­fier les règles d’at­tri­bu­tion des canaux ou quoi que ce soit du jour au len­de­main. Mais, par contre, le rap­port de la com­mis­sion d’en­quête a confir­mé et ren­du public un état des lieux abso­lu­ment catas­tro­phique du pay­sage audio­vi­suel. Il décrit un espace qui est deve­nu le théâtre de l’af­fron­te­ment de grands groupes capi­ta­listes et indus­triels. Il montre que le pro­ces­sus d’at­tri­bu­tion des fré­quences TNT contri­bue à fos­si­li­ser ce pay­sage audio­vi­suel et démontre l’im­puis­sance de l’Arcom à réagir. Dit autre­ment, l’Arcom reprend tou­jours à peu près les mêmes et recom­mence. C’est ce que conclut le rap­port. Les règles de pré­sé­lec­tion sont donc à revoir.

Ce recours est une occa­sion à sai­sir, car ça ne peut plus durer. Il faut intro­duire plus de plu­ra­lisme dans le pro­ces­sus même d’at­tri­bu­tion des fré­quences TNT. Au regard de l’im­por­tance que les médias ont dans la fabrique de l’in­for­ma­tion, dans la construc­tion de la conscience des citoyens de ce pays, il faut que le pay­sage change. L’information de qua­li­té est un pilier d’une démo­cra­tie libre et si elle n’est qu’entre les mains de grands indus­triels, nous ne pour­rons pas avoir une démo­cra­tie saine. C’est la rai­son pour laquelle il faut que l’Arcom nous donne une fré­quence à nous, les médias indépendants.


Illustration de ban­nière : Aleksandra Petrovic, Televisions, 2007
Illustration vignette : Keith Haring, Untitled Pop Art (TV Family)


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  1. Au moment où cet entre­tien a été réa­li­sé, un recours avait été for­mu­lé par Le Média. Il a depuis été reje­té en réfé­ré [ndlr].[][]

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